Repenser la prévention du suicide : Une approche de santé publique pour un problème mondial
Cette approche de santé publique reconnaît que le risque de suicide d'une personne est profondément influencé par les conditions sociales, économiques et environnementales dans lesquelles elle vit. Des facteurs tels que la pauvreté, le chômage, l'isolement social et l'accès à des moyens létaux jouent tous un rôle crucial. Il est important de noter que ces déterminants sociaux n'ont pas seulement un impact sur les individus : ils créent des inégalités systémiques qui exposent de manière disproportionnée certains groupes, tels que les minorités ethniques et les personnes défavorisées sur le plan socio-économique, à un risque de suicide élevé.
"Le suicide n'est pas seulement un problème de santé mentale, c'est un problème de société", déclare Jane Pirkis, professeur de santé publique à l'université de Melbourne et auteur principal d'une nouvelle série de publications du Lancet Public Health Series sur l'approche de la santé publique en matière de prévention du suicide. "Nous devons aller au-delà de l'individu et nous attaquer aux facteurs sociaux généraux qui sont à l'origine du suicide dans nos communautés.
Changer de paradigme
Historiquement, les efforts de prévention du suicide se sont fortement concentrés sur les interventions cliniques, telles que le traitement de la santé mentale et les lignes téléphoniques d'urgence. Bien que ces approches restent importantes, elles ne s'attaquent pas aux causes profondes qui déterminent le risque de suicide au niveau de la population.
"Le modèle de santé publique reconnaît que les individus n'existent pas dans le vide - leur santé est façonnée par les contextes sociaux, économiques et politiques dans lesquels ils vivent", explique Pirkis. "Nous devons donc élargir notre champ d'action au-delà de l'individu et examiner comment ces facteurs sociétaux plus vastes sont à l'origine du suicide.
Ce changement de perspective est crucial, affirment les auteurs, car les réductions les plus importantes du nombre de suicides sont plus susceptibles de provenir de mesures de santé publique ciblant l'ensemble de la population, plutôt que les seules personnes considérées comme présentant un risque individuel élevé. Comme le suggère le principe épidémiologique connu sous le nom de "paradoxe de Rose", de petits changements dans l'ensemble d'une population peuvent avoir un impact plus important que de grands changements chez les individus à haut risque.
"Il n'y aura jamais assez de professionnels de la santé mentale pour fournir un traitement individuel à toutes les personnes suicidaires", déclare Pirkis. "Nous devons réfléchir à la manière dont nous pouvons modifier favorablement les facteurs de risque de suicide dans l'ensemble des communautés, et ne pas nous concentrer uniquement sur les personnes considérées comme présentant le risque le plus élevé."
Un modèle de changement
Le modèle de santé publique présenté dans la série Lancet décrit comment le suicide survient et comment il peut être évité grâce à une combinaison d'interventions universelles, sélectives et indiquées (voir figure 1).
Les déterminants sociaux du suicide, c'est-à-dire les politiques macroéconomiques, les politiques publiques, les politiques sociales et les cadres réglementaires qui façonnent les conditions dans lesquelles les gens vivent, travaillent et vieillissent, sont à la base du modèle. Ces déterminants sociaux ont un impact direct ou indirect sur les principaux facteurs de risque individuels, tels que le statut socio-économique, l'accès aux moyens de se suicider et l'exposition à des événements de vie stressants.
Le modèle met également en évidence le rôle des déterminants commerciaux, c'est-à-dire les actions d'industries telles que celles des armes à feu, des pesticides, de l'alcool et des jeux de hasard, qui peuvent accroître le risque de suicide par les produits et services qu'elles fournissent.
"Ces acteurs commerciaux dominent souvent le discours public, normalisant ou glorifiant l'utilisation de leurs produits potentiellement mortels", explique M. Pirkis. "Ils peuvent également influencer les processus décisionnels pour s'assurer que leurs produits restent facilement disponibles, même lorsque les dommages qu'ils causent sont bien connus."
Le modèle suggère que ces déterminants sociaux et commerciaux devraient faire l'objet d'interventions universelles ciblant l'ensemble de la population. Il pourrait s'agir de politiques visant à réduire la pauvreté et les difficultés financières, telles que le revenu de base universel ou les programmes d'allègement de la dette ; de mesures visant à limiter l'accès aux moyens de suicide, telles que l'interdiction des pesticides hautement toxiques ; et d'efforts visant à renforcer la cohésion et le soutien sociaux, tels que les programmes communautaires de santé mentale.
Parallèlement à ces approches universelles, le modèle souligne également l'importance des interventions sélectives qui ciblent les individus susceptibles d'être prédisposés au suicide à l'avenir, ainsi que des interventions indiquées pour ceux qui ont déjà des pensées ou des comportements suicidaires. Il peut s'agir, par exemple, de conseils financiers, de programmes de traitement des dépendances et de services de soutien en cas de crise.
La clé, selon les auteurs, est de trouver le bon équilibre entre ces différents niveaux d'intervention - en veillant à ce que les efforts pour soutenir les individus à haut risque soient complétés par des actions audacieuses au niveau de la population pour s'attaquer aux facteurs sociaux et commerciaux sous-jacents du suicide.
"Nous avons besoin d'une approche globale, de l'ensemble de la société, qui s'attaque au suicide à la source", déclare M. Pirkis. "Cela signifie qu'il faut aller au-delà du secteur de la santé et impliquer un éventail beaucoup plus large de parties prenantes - du gouvernement au secteur privé, en passant par les organisations communautaires.
Obstacles et opportunités
La mise en pratique de ce modèle de santé publique n'est cependant pas sans poser de problèmes. L'un des principaux obstacles réside dans la manière dont la prévention du suicide est actuellement conçue et mise en œuvre dans de nombreux pays, en particulier dans les pays à revenu faible ou intermédiaire.
"Dans de nombreux endroits, le suicide est encore considéré comme un problème de santé mentale qui doit être traité uniquement dans le cadre du système de soins de santé", explique Rakhi Dandona, coauteur de la série Lancet et chercheur en santé publique à la Fondation indienne pour la santé publique. "Souvent, on n'accorde pas assez d'attention aux déterminants sociaux plus larges qui sont à l'origine du risque de suicide."
Cette vision étroite peut être aggravée par la criminalisation du suicide dans certains pays, qui renforce encore la perception du suicide comme une faute morale individuelle plutôt que comme un problème social complexe. Même lorsque le suicide a été décriminalisé, Dandona note que "les changements législatifs ne se traduisent pas toujours par des changements sur le terrain, et le suicide continue d'être traité dans un contexte médico-légal".
Pour surmonter ces obstacles, il faudra changer radicalement la façon dont le suicide est perçu et traité au niveau politique. Les auteurs de la série Lancet appellent à une "réinitialisation des politiques" qui transformerait les stratégies nationales de prévention du suicide en efforts pangouvernementaux, avec l'adhésion et l'appropriation de secteurs autres que celui de la santé.
"La prévention du suicide ne peut pas être la seule responsabilité du ministère de la santé - elle doit devenir l'affaire de tous", déclare M. Pirkis. "Nous avons besoin de stratégies nationales qui impliquent un éventail beaucoup plus large de parties prenantes, depuis les finances et les services sociaux jusqu'à l'éducation et l'industrie.
Cette évolution doit impérativement s'appuyer sur des données de qualité et une évaluation rigoureuse. Les données existantes sur le suicide sont souvent obsolètes, incomplètes et peu détaillées, ce qui rend difficile l'identification des tendances émergentes et le ciblage efficace des interventions.
Pour y remédier, les auteurs soulignent l'importance de mettre en place des systèmes de surveillance en temps réel et des registres des suicides permettant de recueillir des informations plus détaillées et plus récentes sur les circonstances entourant les décès par suicide. Ces systèmes, déjà utilisés dans certains pays, peuvent fournir une image beaucoup plus claire du problème et aider à guider le développement d'interventions adaptées et fondées sur des preuves.
"De bonnes données sont à la base de l'approche de la santé publique", déclare M. Pirkis. "Sans elles, nous sommes aveugles lorsqu'il s'agit de comprendre l'ampleur du problème et d'évaluer l'impact de nos efforts de prévention".
Pratiques prometteuses
Malgré les difficultés, il existe déjà des exemples de pays et de communautés qui adoptent une approche plus holistique de la prévention du suicide, axée sur la santé publique. Un exemple notable est la nouvelle stratégie décennale de prévention du suicide de l'Écosse, "Creating Hope Together".
Lancée en 2022, la stratégie met fortement l'accent sur les déterminants sociaux du suicide, en s'attaquant à des problèmes tels que la pauvreté, l'endettement, la toxicomanie, le sans-abrisme et l'isolement social. Il est essentiel qu'elle adopte une approche pangouvernementale, le gouvernement écossais et la Convention des autorités locales écossaises menant conjointement l'effort et engageant un large éventail de parties prenantes, y compris le secteur privé et les organisations communautaires.
"La stratégie reconnaît que la prévention du suicide ne peut pas être la responsabilité du seul secteur de la santé", explique M. Pirkis. "Il s'agit de réunir différentes parties du gouvernement et de la société pour s'attaquer aux causes profondes du suicide."
Un autre exemple prometteur nous vient du Brésil et de l'Indonésie, où les programmes de transferts monétaires conditionnels ont eu un impact significatif sur la réduction des taux de suicide. Ces programmes, connus sous le nom de Bolsa Família au Brésil et de Program Keluarga Harapan en Indonésie, fournissent une aide financière aux ménages à faibles revenus, contribuant ainsi à atténuer les effets de la pauvreté et des difficultés économiques.
Des études écologiques menées dans les deux pays ont montré que les zones où la couverture de ces programmes de transfert d'argent liquide était élevée connaissaient une réduction substantielle du nombre de suicides, ce qui illustre le rôle important que les filets de sécurité sociale peuvent jouer dans la prévention du suicide.
"Ces programmes ne ciblent pas spécifiquement le suicide, mais en s'attaquant aux déterminants sociaux de la santé, ils peuvent avoir un impact significatif sur les taux de suicide", explique M. Pirkis. "C'est un excellent exemple de la manière dont les politiques extérieures au secteur de la santé peuvent contribuer à la prévention du suicide."
Perspectives d'avenir
Alors que le monde est aux prises avec les retombées de la pandémie de COVID-19 et la menace imminente d'une récession économique mondiale, la nécessité d'une approche globale de la prévention du suicide, axée sur la santé publique, n'a jamais été aussi urgente.
"Nous savons que les ralentissements économiques et les difficultés financières peuvent avoir un impact dévastateur sur les taux de suicide", déclare Morton Silverman, coauteur de la série du Lancet et professeur de psychiatrie au Medical College of Wisconsin. "Il est donc essentiel de mettre en place les politiques et les interventions adéquates pour réduire ces risques.
Le modèle de santé publique présenté dans la série Lancet offre une feuille de route sur la manière dont les gouvernements, les décideurs politiques et les communautés peuvent relever ce défi. En s'attaquant aux déterminants sociaux du suicide, en renforçant les données et l'évaluation et en favorisant une approche globale de la société, il promet des avancées significatives dans la réduction du fardeau mondial de cette tragédie évitable.
"Le suicide est un problème complexe qui nécessite une solution à multiples facettes", déclare M. Pirkis. "Mais si nous parvenons à changer d'état d'esprit et à nous attaquer aux causes profondes, je pense que nous pourrons faire de réels progrès pour sauver des vies et construire des communautés plus saines et plus résilientes."
Figure 1 : Modèle de santé publique pour la prévention du suicide Adapté de Pirkis J, Gunnell D, Hawton K, et al. A public health, whole-ofgovernment approach to national suicide prevention strategies.Crisis 2023 ; 44 : 85-92.
Ce modèle décrit comment le suicide survient et comment il peut être prévenu par une combinaison d'interventions universelles, sélectives et indiquées. Les déterminants sociaux - politiques macroéconomiques, politiques publiques, politiques sociales et cadres réglementaires - qui façonnent les facteurs de risque au niveau individuel et créent des inégalités en matière de risque de suicide sont à la base de ce modèle. Le modèle met également en évidence le rôle des déterminants commerciaux, tels que les industries des armes à feu, des pesticides, de l'alcool et du jeu.
Les interventions universelles ciblent l'ensemble de la population et s'attaquent aux déterminants sociaux par le biais de politiques telles que le revenu de base universel, les restrictions sur les moyens de se suicider et les efforts visant à renforcer la cohésion sociale. Les interventions sélectives ciblent les individus qui pourraient être prédisposés au suicide à l'avenir, tandis que les interventions indiquées soutiennent les personnes qui ont déjà des pensées ou des comportements suicidaires.
La clé du succès de cette approche de santé publique réside dans des données de haute qualité et une évaluation rigoureuse pour guider l'élaboration et la mise en œuvre d'interventions efficaces et fondées sur des données probantes.
Référence(s)
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9 septembre 2024 https://doi.org/10.1016/S2468-2667(24)00149-X
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